Le rapport de l’avantage indirect consenti à l’héritier occupant et nu-propriétaire indivis
Posté le 14 mars 2022
Lorsqu’en 2012, la Cour de cassation avait mis fin à sa jurisprudence relative au rapport des avantages indirects objectifs (consentis sans intention libérale), les observateurs s’avouaient soulagés qu’un contentieux aussi lourd soit ainsi éludé. Dix ans plus tard, les difficultés reviennent sur le devant de la scène jurisprudentielle, d’autant plus ténues lorsque le successible occupe, à titre gratuit, une partie d’un bien dont il est nu-propriétaire indivis. Tel est le cas dans ce riche arrêt rendu le 2 mars 2022 par la première chambre civile de la Cour de cassation qui mêle le droit des successions, des libéralités, de l’usufruit, de l’indivision, du bail et du mandat.
En l’espèce, une mère était usufruitière d’un bien immobilier dont ses deux fils étaient nu-propriétaires indivis. Depuis 1971, l’un des fils occupait une partie du bien à titre personnel et professionnel, sans verser de loyer mais en prenant à sa charge de nombreuses dépenses d’entretien et d’amélioration. Au décès de l’usufruitière, survenu en 2015, des difficultés se sont élevées quant au règlement de la succession.
Aux termes d’un arrêt rendu le 9 septembre 2020, la cour d’appel de Poitiers fit droit aux demandes du frère de l’occupant. Elle reconnut d’abord que l’occupant était tenu de rapporter à la succession l’avantage indirect résultant de l’occupation gratuite du bien immobilier pendant quarante-quatre ans. Elle estima l’indemnité de rapport à la somme de 261 536,49 €, correspondant au montant des loyers impayés, déduction faite des réparations et frais d’entretien incombant normalement à l’usufruitière et qui avaient été acquittés par l’occupant nu-propriétaire.
La cour d’appel énonça ensuite que le frère de l’occupant était créancier d’une somme de 92 600 € au titre de sa gestion de l’indivision.
Le succombant forma un pourvoi en cassation. La Cour de cassation estima les deux premiers moyens infondés mais accueillit les deux derniers, et prononça donc une cassation partielle. En somme, l’occupant était bien débiteur d’une indemnité de rapport mais son frère n’était pas créancier d’une indemnité de gestion.
L’existence d’une dette de rapport
La question de la dette de rapport est centrale dans cette décision, tant en ce qui concerne son existence de principe que son montant.
La reconnaissance d’une dette de rapport
Selon l’article 843 du code civil, tout héritier doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement, sauf dispense de rapport. L’institution du rapport permet de préserver la vocation légale des héritiers (et non l’égalité entre héritiers, contrairement à une opinion communément admise). Pendant longtemps, la Cour de cassation soumettait au rapport le successible ayant bénéficié d’avantages qui ne constituaient pas des libéralités, faute d’intention libérale ou de déséquilibre économique. Tel était le cas lorsqu’il occupait gratuitement un bien mis à disposition par le de cujus. Par une série de quatre arrêts rendus le 18 janvier 2012, la Cour de cassation avait opéré un retour salutaire à l’orthodoxie juridique en énonçant en attendu de principe que « seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du disposant dans l’intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession » (Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 09-72.542, Dalloz actualité, 6 févr. 2012, obs. N. Le Rudulier ; D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2012. 234, obs. A. Bonnet ; RTD civ. 2012. 353, obs. M. Grimaldi ; n° 10-27.325, Dalloz actualité, 31 janv. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; RTD civ. 2012. 353, obs. M. Grimaldi ; n° 11-12.863, Dalloz actualité, 10 févr. 2012, obs. N. Le Rudulier ; D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2012. 235, obs. E. Buat-Ménard ; RTD civ. 2012. 307, obs. J. Hauser ; ibid. 353, obs. M. Grimaldi ; n° 10-25.685, Dalloz actualité, 30 janv. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2012. 156, obs. N. Régis ; JCP 2012. 835, note F. Sauvage ; Dr. fam. 2012. 3. Comm. 50, note B. Beignier ; RJPF 2012. 2. 6, note D. Martel ; RLDC 2012. 94. 43, note R. Mésa ; Lexbase Hebdo 2012. 478, note S. Deville). Depuis lors, il lui arrive fréquemment de censurer des arrêts d’appel n’ayant pas pris la mesure de ce revirement.
En l’espèce, c’est bien d’un avantage indirect par occupation gratuite dont il était question. Les juges du fond ayant souverainement estimé que la de cujus était animée d’une intention libérale, c’est le critère matériel que le premier moyen du pourvoi tentait de contester (§ 3). La de cujus ne se serait pas appauvrie car l’occupant avait pris à sa charge d’importants travaux au moment de son entrée dans les lieux, ce qui avait permis à l’usufruitière de réaliser une économie substantielle, notamment en s’épargnant le coût d’un emprunt. Selon le pourvoi, il aurait fallu s’assurer, pour caractériser un appauvrissement, que les loyers que l’usufruitière n’a pas pu percevoir auraient excédé le montant des dépenses qui lui ont été évitées.
La Cour de cassation estime que la cour d’appel n’était pas tenue de procéder à une telle recherche (§ 4). Il lui suffisait de constater l’occupation gratuite d’une maison en état d’être mise en location même sans travaux. En d’autres termes, puisque les travaux n’étaient pas nécessaires pour louer, l’usufruitière a bien subi une perte de loyers, donc elle s’est appauvrie par manque à gagner. En réalité, la question des travaux n’influe pas tant sur l’existence de la dette de rapport que sur son montant.
Le montant de la dette de rapport
Les principales difficultés portaient sur l’évaluation du montant de la dette de rapport. Fort logiquement, celle-ci est constituée du manque à gagner global, donc de l’ensemble des loyers qui auraient pu être perçus si le bien avait été mis en location. Ce point n’est pas contesté.
Les débats portaient sur les sommes susceptibles de venir en déduction du total des loyers perdus. Le deuxième moyen du pourvoi soutenait fort justement que le montant dû au titre du rapport ne pouvait excéder l’appauvrissement de la de cujus, donc qu’il convenait de tenir compte des sommes qu’elle a économisées et de déduire l’ensemble des réparations qui lui auraient incombé en sa qualité de bailleresse, ce qui incluait les grosses réparations et le coût de l’emprunt nécessaire pour financer une partie des travaux (§ 5).
La Cour de cassation rejette l’argument. Après avoir rappelé la teneur de l’article 843 du code civil (§ 6), elle rappelle celle de l’alinéa 2 de l’article 1720 du même code selon lequel le bailleur est tenu de faire, pendant la durée du bail, toutes les réparations qui peuvent devenir nécessaires, autres que les locatives (§ 7). La Cour rappelle également que, selon l’article 605 du code civil, l’usufruitier n’est tenu qu’aux réparations d’entretien et que les grosses réparations demeurent en principe à la charge du propriétaire (§ 8).
La Cour estime ensuite que les juges du fond ont, à bon droit, considéré que l’occupant cumulait les devoirs d’un locataire, « auxquels sa position d’occupant l’assimilait », et les obligations issues de la nue-propriété de l’immeuble. Il ne pouvait donc réclamer le remboursement des travaux qui, « tout en constituant des réparations autres que locatives mises à la charge du bailleur par l’article 1720 du code civil, relevaient du domaine des grosses réparations imputées au nu-propriétaire par l’article 605 du même code » (§ 10). La Cour en conclut que le montant de l’indemnité de rapport est égal aux loyers qui auraient dû être payés si les lieux avaient été loués, après déduction du seul montant des réparations et frais d’entretien incombant normalement à l’usufruitière (§ 11).
En d’autres termes, pour déterminer le montant des déductions applicables, il ne suffit pas de raisonner sur la base des obligations qui auraient résulté d’un bail. Il faut aussi tenir compte de la répartition légale des charges entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.
L’idée générale est logique mais une formulation est quelque peu étrange. Lorsque la Cour énonce que la position d’occupant assimilait l’intéressé à un locataire, elle paraît presque considérer l’occupation comme un quasi-contrat qui soumettrait l’occupant aux obligations d’un locataire, un peu comme une gestion d’affaires assimile le gérant à un mandataire (C. civ., art. 1301). Il n’en est rien et la Cour n’a nullement voulu ici créer un nouveau quasi-contrat. Il s’agit plutôt de raisonner par abstraction. Il faut comparer la situation réelle (donc l’absence de bail et l’ensemble des dépenses acquittées par l’occupant sans titre) avec la situation fictive qui aurait été celle résultant d’un bail. C’est ce qui explique que doivent être pris en compte les loyers perdus ; c’est aussi ce qui explique que soient prises en compte les obligations incombant à un locataire.
La particularité de l’espèce, c’est qu’il y avait une constante dans la situation réelle comme dans la situation fictive : l’intéressé était nu-propriétaire, avec ou sans bail. Dans la situation fictive, la qualité de locataire se serait donc cumulée avec celle de nu-propriétaire, de sorte que certaines dépenses qui n’auraient pas été à la charge du locataire mais du bailleur lui auraient incombé en tout état de cause en sa qualité nu-propriétaire.
La Cour évoque le cumul des qualités de nu-propriétaire et locataire pour justifier sa décision. C’est tout à fait juste, mais la formulation est incomplète. En effet, s’il est vrai qu’en présence d’un bail le nu-propriétaire aurait aussi été locataire, il appert également que l’usufruitière aurait, quant à elle, était bailleresse. La logique de cumul aurait donc tout aussi bien pu jouer au détriment de celle-ci : certes, certaines dépenses ne lui incombaient pas en vertu de son droit d’usufruit (les grosses réparations), mais elles lui auraient incombé en vertu du bail (les réparations nécessaires autres que locatives).
En réalité, ce que décide ici la Cour de cassation est parfaitement logique mais n’est pas exprimé très clairement. La Cour énonce que la qualité de nu-propriétaire s’ajoute à celle de locataire. Elle décide aussi, et surtout, que la qualité de nu-propriétaire prévaut sur la qualité de bailleur en ce qui concerne la charge finale des dépenses qui entrent autant dans la catégorie des « réparations nécessaires autres que locatives » que dans celle des « grosses réparations ». Rien de plus sensé : un usufruitier bailleur qui supporte des réparations nécessaires autres que locatives peut se retourner contre le nu-propriétaire si celles-ci constituaient en outre de grosses réparations. In fine, quelle que soit la répartition des dépenses entre bailleur et locataire, c’est toujours le nu-propriétaire qui doit supporter la charge des grosses réparations.
Ce que ne dit pas l’arrêt, c’est que le nu-propriétaire n’avait à supporter que la moitié de la charge des grosses réparations puisqu’il se trouvait en indivision avec son frère. Étrangement, il n’a pas pensé à solliciter remboursement sur ce fondement.
L’absence de créance de gestion
La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel sur la question de l’indemnité allouée à celui qui se prétendait gestionnaire de l’indivision. Non seulement celui-ci n’avait pas reçu de mandat tacite mais de surcroît l’existence d’actes de gestion à compter de l’ouverture de la succession n’était pas établie.
L’absence de mandat tacite
Le frère de l’occupant avait été reconnu par la cour d’appel créancier d’une somme de 92 600 € au titre de sa gestion de l’indivision. La Cour de cassation fait ici droit au troisième moyen du pourvoi et censure partiellement l’arrêt entrepris.
Il est vrai que, selon l’article 815-12 du code civil, l’indivisaire qui gère un ou plusieurs biens indivis a droit à la rémunération de son activité. Mais encore faut-il, d’une part, qu’il accomplisse des actes de gestion relatifs à l’indivision et, d’autre part, qu’il dispose d’un titre de gérant (v. Rép. civ., v° Indivision : régime légal, par C. Albigès, n° 120).
Dans cette affaire, les deux questions étaient intimement liées. Le nu-propriétaire non occupant se considérait gérant de l’indivision parce qu’il avait réalisé, au su de tous, des travaux d’entretien sur des biens à la fois indivis et démembrés. Il estimait ainsi avoir accompli des actes de gestion (des travaux) en vertu d’un titre de gérant (mandat tacite).
C’était oublier la répartition des charges entre l’usufruitier et les nus-propriétaires. En application de l’article 605 du code civil, c’est à l’usufruitier qu’incombe la charge des réparations d’entretien. En les assumant, l’indivisaire n’avait donc pas réalisé un acte de gestion de l’indivision. Il avait plutôt, malgré sa qualité de nu-propriétaire, supporté des dépenses relevant de l’usufruit.
Par ailleurs, et c’est ce qui justifie la cassation, le solvens n’avait pas pu bénéficier d’un mandat tacite au sens de l’article 815-3 du code civil. Selon ce texte, « si un indivisaire prend en main la gestion des biens indivis, au su des autres et néanmoins sans opposition de leur part, il est censé avoir reçu un mandat tacite, couvrant les actes d’administration ». Certes, l’indivisaire avait réalisé au su de tous et sans opposition de leur part plusieurs travaux d’entretien. Néanmoins, il n’avait pu recevoir mandat tacite ni de son frère indivisaire, puisque ces travaux ne relevaient pas de l’indivision, ni de sa mère usufruitière, puisque celle-ci n’était pas concernée par l’indivision. C’est donc fort justement que la Cour de cassation énonce qu’« il n’existe pas d’indivision entre l’usufruitier et le nu-propriétaire dont les droits sont de nature différente », de sorte que le solvens « ne pouvait avoir reçu mandat de son coïndivisaire en nue-propriété d’accomplir des travaux d’entretien incombant à l’usufruitière » (§ 17).
La demande aurait eu plus de chances d’aboutir si elle avait été fondée sur l’article 806 du code civil (selon lequel les réparations d’entretien sont à la charge de l’usufruitier) que sur l’article 815-12 (selon lequel l’indivisaire gérant a droit à rémunération). En réalité, les deux frères indivisaires se trouvaient dans une situation semblable, chacun ayant exposé des dépenses pour l’entretien d’un bien dont il n’avait que la nue-propriété. Si l’un a pu obtenir, par compensation, remboursement de ces dépenses, l’autre le pouvait tout autant.
L’absence d’acte de gestion
Une dernière question concernait la rémunération de l’indivisaire non-occupant qui se prétendait gérant de l’indivision. La cour d’appel l’avait reconnu créancier d’une indemnité de gestion d’un montant de 200 € par mois à compter de l’ouverture de la succession et jusqu’au partage. En 2019, le montant cumulé de ces sommes se chiffrait déjà à 11 600 €.
Le quatrième moyen du pourvoi contestait ce droit à rémunération et la Cour de cassation accueille favorablement l’argument. Elle censure l’arrêt d’appel sur ce point, faute pour les juges du fond d’avoir caractérisé des actes de gestion des biens indivis postérieurement à l’ouverture de la succession.
Il s’agit de la suite logique de la solution précédente : puisque l’indivisaire n’était pas gérant avant l’ouverture de la succession, faute de mandat tacite, il n’avait pu prolonger ce rôle après le décès de l’usufruitière. Il fallait donc caractériser un mandat tacite après l’ouverture de la succession, alors que la pleine propriété des biens indivis était reconstituée. À compter de ce jour, les dépenses d’entretien incombaient à l’indivision et il était possible, cette fois, de caractériser un mandat tacite pour ce type de dépenses. Il était néanmoins nécessaire d’établir l’existence d’actes de gestion réalisés sans opposition du coïndivisaire, ce que la cour d’appel n’a pas pris la peine de faire, persuadée que le rôle de gérant avait débuté avant l’ouverture de la succession et s’était prolongé après. Il s’agit donc ici d’une simple question de preuve. Le gérant peut encore espérer obtenir rémunération, s’il prouve des actes de gestion accomplis dans le cadre d’un mandat tacite.
En définitive, l’on retiendra de ce riche arrêt que les difficultés relatives au calcul de la dette de rapport résultant d’un avantage indirect sont toujours vivaces, même dix ans après le spectaculaire revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation. Il suffit en effet que les juges du fond établissent (souverainement) une intention libérale pour que ce contentieux revienne hanter les partages successoraux. On saluera ici la justesse des solutions de la Cour de cassation qui, quoique complexes, apparaissent équilibrées et surtout fondées en droit. On déplorera en revanche que les parties n’aient pas bénéficié d’un conseil plus avisé. L’échec des prétentions de chaque indivisaire procédait en somme d’une mauvaise connaissance de la combinaison du démembrement de propriété et de l’indivision. L’indivisaire occupant n’aurait pas dû solliciter le remboursement des grosses réparations contre sa mère usufruitière, mais contre son frère coïndivisaire. Ce dernier n’aurait pas dû se fonder sur la rémunération du gérant, ici paralysée par le démembrement, mais sur le remboursement de dépenses exposées à la place de l’usufruitière.
Par Quentin Guiguet-Schielé
Civ. 1re, 2 mars 2022, F-B, n° 20-21.641
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