L’état d’urgence sanitaire, ses possibles dérives et la nécessité d’un contrôle
Posté le 30 avril 2020
Après le vote de la loi du 23 mars 2020 instaurant l’état d’urgence sanitaire, 25 ordonnances, 70 décrets et autant d’arrêtés ministériels, adoptés dans la foulée, ont créé un « arsenal juridique massif qui touche de très nombreux domaines, bien au-delà de la stricte question sanitaire », a expliqué le Réseau de veille sur l’état d’urgence sanitaire, qui regroupe des universitaires, associatifs, avocats et magistrats. La période de deux ans pendant laquelle l’état d’urgence, instauré après les attentats de novembre 2015, était en vigueur, avait été l’occasion de faire accepter et de pérenniser de nouvelles règles, plus restrictives des libertés, au nom de la lutte contre le terrorisme. « Il nous faut être vigilants sur l’effet d’aubaine, on s’inquiète de l’effet de laboratoire du régime d’exception : rendre acceptables des mesures qui en temps normal font l’objet de débats et de processus de validation complexes », a expliqué mercredi Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit à Nanterre, lors d’une conférence de presse.
La note produite par le collectif part d’un constat simple : avec le confinement généralisé, jamais la France n’avait autant restreint les libertés (de réunion, d’aller et venir, etc.) La portée de ces restrictions dépasse le strict cadre sanitaire, afin d’adapter les secteurs de l’économie et de la société au rythme instauré par le confinement. En outre, « depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, on assiste à une prolifération, souvent anarchique, voire fantaisiste, d’arrêtés municipaux et préfectoraux qui, localement, aggravent les mesures générales », dit la note. Les arrêtés « couvre-feu », ou « antibruit » fleurissent de manière disparate sur l’ensemble du territoire, ainsi que ceux restreignant encore plus la liberté de circulation. Ces décisions de police administrative ont souvent été retirées ou suspendues.
Prolongation automatique de détentions provisoires
La note souligne que le très grand nombre d’ordonnances (31), s’il s’explique par la nécessité de réorganiser différents secteurs, a aussi permis l’adoption de mesures « dont la nécessité est très discutable au regard de la crise sanitaire ». L’ordonnance « procédure pénale », et plus particulièrement les dispositions relatives à la détention provisoire, pose problème. Son article 16 permet une prolongation automatique lorsque les délais « maximums » sont atteints. L’article 19 du même texte dispose que la prolongation des détentions provisoires intervient sur décision du juge des libertés et de la détention (JLD), qui statue après un débat écrit si le débat par visioconférence n’est pas possible. La note qualifie ces dispositions d’« inintelligibles et contradictoires ». Cela a conduit à de très nombreux débats dans les juridictions, « comment fallait-il interpréter ce texte ? », se demande Sarah Massoud, présidente du syndicat de la magistrature (SM). Pour la plupart, ils étaient d’accord pour considérer que l’article 16 ne s’appliquait que lorsque les mandats de dépôt avaient été renouvelés autant de fois que le permet la loi, lorsque le délai maximum de détention provisoire est atteint. Mais une circulaire de la Chancellerie, suivie de mails insistants, a privilégié l’interprétation selon laquelle l’article 16 s’applique à tous les cas où un mandat de dépôt doit être renouvelé, et c’est cette dernière vision, martelée par la Chancellerie par plusieurs mails, qui s’est imposée dans la plupart des cours d’appel. « Seules deux chambres de l’instruction, Caen et Chambéry, n’ont pas appliqué la vision prônée dans la circulaire, mais dans le même temps, des magistrats continuaient d’organiser des débats lorsque cela était possible », explique Sarah Massoud. Les appels du parquet, très nombreux, ont conduit le plus souvent à une infirmation des ordonnances prises par les juges de première instance.
Mais les critiques, de partout, ont jeté le discrédit sur la validité de la circulaire, au regard du texte sur lequel elle s’appuie. La plupart des avocats pénalistes, des magistrats (voir ce jugement rendu à Épinal), mais aussi de nombreux parlementaires (comme Philippe Bas et Yaël Braun-Pivet) ont rejeté très clairement la lecture faite par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), comme le rappelle ce texte signé par un juge de Créteil (Val-de-Marne). Un pourvoi a été formé contre plusieurs arrêts, la Cour de cassation se réunira le 19 mai pour l’examiner, mais la Chancellerie a anticipé le revers judiciaire. « La chancellerie a rédigé ce tout nouveau projet d’ordonnance à la suite de contacts avec la Cour de cassation, qui a appelé à ce que ces textes soient modifiés au risque de voir un certain nombre de détentions provisoires invalidées », rapporte Sarah Massoud. Selon la magistrate, cette nouvelle ordonnance serait sans équivoque sur le fait qu’un débat doit se tenir lorsqu’il le peut. Elle entrerait en vigueur le 11 mai, et mettrait en place des mécanismes permettant au JLD de statuer de nouveau, permettant d’éviter l’invalidation de prolongations automatiques de détentions provisoires. « Victime de sa propre créature », le gouvernement, en bâclant son texte, en subit désormais les conséquences.
Le délit de non-respect du confinement (six mois d’emprisonnement et 3 750 € d’amende encourus si trois violations sont constatées en moins de trente jours) pose également problème. Le droit au recours est entravé, dans la mesure où un contrevenant dispose normalement de quatre-vingt-dix jours pour contester l’avis de contravention. Ensuite, en termes probatoires, le contrôle du juge se heurte à l’absence de constatation contradictoire de l’infraction qui est, par ailleurs, peu claire, ce qui pose un autre problème : comment entendre strictement la notion de « verbalisation à plus de trois reprises » ? Elle « ne permet pas de s’assurer qu’il s’agirait de décisions antérieures devenues définitives », est-il écrit.
Contrôle et contre-pouvoirs
La note produite par le Réseau de veille sur l’état d’urgence sanitaire s’attarde également sur le manque de contrôle de l’état d’urgence sanitaire. Il s’agit tout d’abord du contrôle parlementaire : « Le parlement doit être en mesure d’évaluer, le 1er avril 2021 lors du réexamen intégral du régime d’exception, pour savoir s’il faut supprimer, laisser, renforcer les mesures prises », dit Sarah Massoud, qui constate qu’en dehors de deux missions (d’information et « de suivi »), aucun outil de contrôle n’est prévu, contrairement à l’état d’urgence « terroriste ».
Le contrôle juridictionnel, ensuite. « Entre le 10 mars et le 20 avril, le juge administratif suprême a été saisi de 125 requêtes contre des mesures réglementaires liées au covid-19 et quinze contre les moyens mis en œuvre », dit la note. Plus de 90 % de ces requêtes ont été rejetées, dont l’essentiel au « tri », c’est-à-dire sans débat ni audience. « Pour ce faire, il a souvent pris appui sur des déclarations ou promesses du gouvernement, même en l’absence de tout élément de concrétisation. Logiquement, cette absence de contrôle du juge administratif sur l’action du gouvernement soulève de nombreuses questions, tant il paraît protecteur de l’action étatique », est-il écrit.
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