Covid-19 et loyers commerciaux : la Cour de cassation tranche en faveur des bailleurs
Posté le 7 juillet 2022
Les mesures administratives prises par le Gouvernement afin de lutter contre la propagation de la pandémie de Covid-19 (confinements, restrictions de déplacements, etc.) ont affecté plus ou moins directement l’utilisation des locaux loués. De nombreux commerces ont fait l’objet d’une interdiction de recevoir du public (notamment, les commerces « non essentiels »).
Dans ce contexte, les bailleurs et les locataires se sont opposés sur la question des loyers commerciaux : les locataires sont-ils dispensés, totalement ou partiellement, définitivement ou provisoirement, du paiement des loyers dus pour les périodes affectées par ces mesures de restrictions sanitaires ? Les bailleurs peuvent-ils poursuivre le recouvrement de ces loyers ?
Certaines dispositions dérogatoires adoptées par le Parlement et le Gouvernement pour aider les entreprises à faire face à la crise sanitaire ont neutralisé les poursuites ou les sanctions encourues en cas de non-paiement des loyers, dans une mesure et à des conditions différentes selon les périodes et la taille de l’entreprise locataire. Ces mesures n’ont cependant affecté ni l’exigibilité ni l’existence de la dette de loyers elle-même.
Les débats se sont donc cristallisés sur les remèdes de droit commun des contrats ou du bail : force majeure, perte du local loué, bonne foi contractuelle, imprévision, exception d’inexécution, etc.
De nombreuses décisions, rendues en référé comme au fond, se sont prononcées sur ces arguments dans des sens très divers, montrant qu’il existait de grandes divergences entre les tribunaux. Par trois décisions très attendues, la Cour de cassation vient de mettre fin aux débats et de lever toute ambiguïté : les locataires doivent payer les loyers dus pendant les périodes de confinement.
Les faits
Dans les trois affaires, étaient en jeu des loyers dus pour la période du premier confinement (mars à mai 2020).
Les locataires exploitaient tous les trois des commerces dits « non essentiels » : une résidence tourisme, un supermarché à dominante non alimentaire et une agence immobilière. Ils avaient chaque fois décidé unilatéralement de suspendre le paiement de leur loyer et étaient poursuivis en justice par leurs bailleurs.
Les arguments de droit commun invoqués par les locataires écartés
1 – L’exception d’inexécution ne joue pas… faute d’inexécution !
On sait qu’une partie peut refuser d’exécuter son obligation si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave (C. civ. art. 1219). Dans la mesure où elle peut être mise en œuvre en dehors de tout recours judiciaire, l’exception d’inexécution a été très largement invoquée par les praticiens.
Pour pouvoir être invoquée par le locataire, l’exception d’inexécution suppose que celui-ci établisse que le bailleur a manqué à son obligation de délivrer le local loué et d’en garantir la jouissance paisible. Peut-elle être opposée par le locataire commercial touché par la crise sanitaire ? Non, répond très clairement la Cour de cassation dans les trois décisions commentées.
Pour se prononcer ainsi, elle retient, dans deux des décisions (no 21-19.889 et no 21-20.190), que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’est pas constitutive d’une inexécution de l’obligation de délivrance. En effet :
- les locaux loués ont été mis à la disposition du locataire ;
- l’impossibilité d’exploiter était le seul fait du législateur.
Ainsi, l’obligation de délivrance n’inclurait pas l’obligation d’assurer l’accessibilité permanente au local loué, en cas de fermeture administrative résultant d’une mesure générale.
À cet égard, rappelons que la Haute Juridiction considère généralement que l’obligation de délivrance des lieux loués ne se réduit pas à la remise des clés du local (délivrance dite « matérielle ») mais consiste à en faire jouir paisiblement le locataire pendant toute la durée du bail et conformément à sa destination (délivrance dite « juridique »). Une telle obligation ne pourrait cependant obliger le bailleur qu’à prendre en charge les travaux nécessaires à l’affectation du local prévue au contrat ou à vérifier l’absence de restriction administrative, prévisible lors de la conclusion du bail, susceptible d’être contraire à celle-ci (Cass. 3e civ. 28-11-2007 no 06-17.758).
Or ici, l’impossibilité d’exploiter ne résulte pas d’un obstacle préexistant au bail ou lié à l’état du bien loué ou à ses inadaptations, mais d’une décision d’ordre général et « sans lien direct avec la destination contractuelle » affectant tous les commerces non essentiels.
Pour écarter l’exception d’inexécution, la Cour de cassation relève également, dans la troisième décision (no 21-20.127), que l’effet de la mesure administrative générale et temporaire n’est pas imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance. Elle semble alors glisser de la définition de l’objet de l’obligation à la causalité, la non-imputabilité au bailleur de ce manquement faisant obstacle à l’exception d’inexécution. Ainsi interprétée, la décision s’inscrirait à rebours d’une partie de la doctrine qui considère, au contraire, qu’il n’est pas possible de faire échec à l’exception d’inexécution en se prévalant de l’absence de faute du bailleur ou même d’un cas de force majeure.
Quoi qu’il en soit, il résulte des décisions commentées que l’exception d’inexécution ne peut pas être invoquée par le locataire victime de la crise sanitaire.
2 – L’interdiction de recevoir du public ne peut pas être assimilée à la perte du local loué
Si, pendant la durée du bail, le bien loué est détruit en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; s’il n’est détruit qu’en partie, le locataire peut, suivant les circonstances, demander une diminution du prix ou la résiliation même du bail (C. civ. art. 1722).
La jurisprudence admet depuis longtemps que la perte par cas fortuit ne soit pas de nature uniquement matérielle mais puisse être « juridique » et consister dans l’impossibilité pour le locataire de jouir complètement du local loué. Il a, par exemple, été jugé qu’il y avait perte totale du bien loué en cas d’interdiction administrative d’exploiter une salle de cinéma où les conditions de sécurité du public ne sont plus assurées (Cass. com. 19-6-1962), en cas d’interdiction d’exploiter un commerce situé dans un périmètre de rénovation urbaine résultant d’une disposition légale (Cass. 3e civ. 12-5-1975 no 73-14.051) ou en cas de fermeture d’un centre commercial par arrêté administratif (Cass. 3e civ. 30-10-2007 no 07-11.939 F-D).
L’argument a été invoqué à de nombreuses reprises depuis le début de la crise sanitaire, parfois avec succès, tant en référé (TJ Paris JEX 20-1-2021 no 20/80923 ; TJ Paris réf. 19-2-2021 no 2020/047783 ; CA Versailles réf. 4-3-2021 no 20/02572) qu’au fond (TJ La Rochelle 23-3-2021 no 20/02428).
En posant ici en principe que l’effet de cette mesure administrative générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être assimilé à la perte du local, la Cour de cassation condamne ce mouvement : la mise en œuvre de l’article 1722 du Code civil, qui consacre un mécanisme de caducité, suppose une perte définitive, même partielle, et non pas temporaire. Par ailleurs, le caractère général de la mesure aurait conduit à entraîner la perte automatique de tous les lieux loués.
3 – Le locataire ne peut pas invoquer à son profit la force majeure
Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations (C. civ. art. 1218).
La force majeure a souvent été invoquée en vain depuis le début de la crise sanitaire. S’inscrivant dans la droite ligne de sa jurisprudence, la Haute Juridiction confirme ici qu’elle n’est d’aucun secours au locataire contraint de fermer par les mesures de restrictions sanitaires.
En effet, d’une part, la force majeure ne s’applique pas à l’obligation de payer une somme d’argent (Cass. com. 16-9-2014 no 13-20.306 F-PB). D’autre part, la partie à un contrat qui, du fait d’un événement de force majeure, n’a pas pu profiter de la prestation qu’il a payée ne peut pas obtenir l’anéantissement du contrat en invoquant cet événement (Cass. 1e civ. 25-11-2020 no 19-21.060 FS-PBI ; Cass. 1e civ. 10-2-1998 no 96-13.316).
4 – L’obligation du locataire n’est pas sérieusement contestable
Enfin, la Cour de cassation retient que les arguments tirés de l’exception d’inexécution ou de la perte du local loué ne rendent pas l’obligation de payer le loyer sérieusement contestable (no 21-20.127). Les bailleurs peuvent donc agir en référé afin d’obtenir le paiement des loyers.
Les solutions retenues devraient avoir une grande portée
La généralité et la radicalité des solutions retenues par la Cour de cassation invitent à considérer qu’elles sont applicables aux loyers relatifs aux autres périodes de restrictions d’accueil du public. La portée de ces solutions est donc très importante.
Restent au moins deux arguments avancés par les praticiens qui n’ont pas été véritablement écartés ici : l’imprévision, qui n’est applicable qu’aux contrats conclus à compter du 1er octobre 2016, et la mauvaise foi du bailleur, qui avait été soulevée par l’un des locataires et que la Cour de cassation écarte en se retranchant derrière le pouvoir souverain des juges du fond (no 21-20.190) : dans cette affaire, le bailleur avait vainement proposé de différer le loyer d’avril 2020, ce dont les juges du fond avaient déduit qu’il avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et manifesté sa bonne foi.
La sévérité des solutions retenues en ce qui concerne les locataires peut être justifiée par l’importance des aides publiques dont ces derniers ont pu bénéficier, ainsi que par les mesures de droit dérogatoires adoptées en leur faveur. L’importance de ces mesures, soulignée par l’avocat général, et évoquée par la Cour de cassation dans son communiqué, expliquerait que soit laissé à la charge du locataire le risque lié à l’empêchement provisoire de bénéficier de son local commercial, en raison de mesures s’apparentant à un fait du prince.
Source : Cass. 3e civ. 30-6-2022 no 21-20.190 FS-B, no 21-20.127 FS-B et no 21-19.889 FS-D
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