Indemnité d’éviction : prise en compte de la valeur du droit au bail

Posté le 8 novembre 2021

Au terme du bail commercial, le locataire peut prétendre au renouvellement du contrat auprès du bailleur. Ce droit au renouvellement du locataire, d’ordre public, n’est pourtant pas absolu. Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail, mais il sera tenu de verser au locataire une indemnité d’éviction (sauf exceptions prévues aux art. L. 145-17 s. C. com.).

Cette indemnité d’éviction a pour objet de réparer le préjudice subi par le locataire en raison de son départ des locaux (C. com., art. L. 145-14, al. 1er).

Elle peut être fixée à l’amiable entre les parties. En pratique, elle est toutefois le plus souvent fixée par un expert choisi par les contractants. Et en l’absence d’accord, l’indemnité d’éviction est fixée par le tribunal judiciaire qui peut avoir recours à la désignation d’un expert judiciaire. Le juge est tenu de préciser les éléments du préjudice qu’il entend réparer et de chiffrer les préjudices sans les forfaitiser (Civ. 3e, 7 déc. 2004, n° 03-16.963, Rev. loyers 2005. 152).

Selon le second alinéa de l’article L. 145-14 du code de commerce « cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre ».

Cet article « emporte présomption que le défaut de renouvellement entraîne la disparition du fonds, ce dont il résulte que le locataire évincé est fondé à solliciter une indemnité principale de remplacement qui doit être égale à la valeur marchande du fonds de commerce disparu » (Caen, 24 oct. 2019, n° 18/00623, Administrer 12/2019. 40, obs. A. Guillemain), incluant la valeur du droit au bail des locaux dont le locataire est évincé, à moins que le bailleur rapporte la preuve que le préjudice subi par le locataire du fait de l’éviction est moindre (Civ 3e, 18 déc. 2012, n° 11-23.273, Loyers et copr. 2013, n° 115, obs. Ph.-H Brault ; Gaz. Pal. 19-20 avr. 2013. 29, obs. Ch.-É. Brault).

Il en résulte que l’indemnité d’éviction, destinée à permettre au locataire évincé de voir réparer l’entier préjudice résultant du défaut de renouvellement, doit être évaluée en fonction du dommage subi. L’évaluation de l’indemnité principale d’éviction impose dès lors de s’interroger sur la nature du préjudice subi par le locataire : l’éviction du locataire entraîne-t-elle la perte du fonds de commerce ou un simple déplacement de l’exploitation dans des locaux autres sans perte significative de clientèle ? Dans la première hypothèse, si le locataire subi une perte de son fonds, le locataire bénéficiera d’une indemnité de remplacement dudit fonds (qui doit tenir compte du droit au bail des locaux occupés par le locataire évincé) à laquelle s’ajouteront des indemnités accessoires afin de permettre au locataire évincé de procéder à l’acquisition d’un fonds présentant une valeur identique, tandis qu’en cas de possible transfert du fonds sans conséquence notable sur la clientèle, le locataire bénéficiera d’une indemnité dite de « déplacement » égale à la valeur du droit au bail, majorée, le cas échéant, des indemnités accessoires liées au transfert (TGI Paris, 8 sept. 1992, Gaz. Pal. 1993. 2. 622).

L’arrêt rapporté permet à la troisième chambre civile de la Cour de cassation de rappeler les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de l’indemnité d’éviction notamment en cas de transfert de l’activité du locataire.

En l’espèce une société immobilière a donné à bail un local dépendant d’un centre commercial dont la destination est la vente de prêt-à-porter femmes et accessoires s’y rapportant. La société bailleresse a délivré à la locataire un congé avec refus de renouvellement et offre de paiement d’une indemnité d’éviction à effet du 31 janvier 2013. La société locataire, qui a restitué les locaux à cette date, s’est réinstallée dans d’autres locaux commerciaux et a assigné ultérieurement la bailleresse en fixation de l’indemnité d’éviction. Il convient de rappeler à cet égard qu’aux termes des dispositions de l’article L. 145-28 du code de commerce « aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d’éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l’avoir reçue ». Jusqu’au paiement de cette indemnité, le locataire bénéficie d’un droit au maintien dans les lieux, à moins qu’il ne puisse passer à côté d’une acquisition avantageuse comme semble le souligner la cour d’appel.

Dans cette affaire, l’indemnité principale correspondait donc à une indemnité de transfert, ce dont les parties ne remettent pas en cause. Le litige concernait plus précisément l’évaluation de cette indemnité de transfert.

En effet, la Cour d’appel de Paris a estimé que la valeur du droit au bail était nulle et a limité l’indemnité d’éviction aux seules indemnités accessoires (Paris, 27 mai 2020, nº 16/24272). Pour statuer ainsi, les juges d’appel ont pris en compte le coût locatif des nouveaux locaux dans lesquels la locataire s’est réinstallée. Ils ont retenu qu’il n’y avait pas de différentiel de loyer positif puisque le loyer des locaux de transfert était, pour une superficie équivalente, inférieur au loyer des locaux dont elle a été évincée, et que le nouveau bail n’a pas été conclu dans des conditions désavantageuses pour la locataire: la locataire n’a pas eu à s’acquitter d’un droit d’entrée pour le transfert de son fonds dans les nouveaux locaux.

Pourtant, la Cour de cassation improuve l’analyse des juges du fond en censurant l’arrêt d’appel au visa de l’article L. 145-14 du code de commerce. Elle reproche aux juges d’appel d’avoir fixé l’indemnité d’éviction sans avoir tenu compte de la valeur du droit au bail des locaux objet de l’éviction, violant ainsi l’article susvisé.

De la nécessaire prise en compte de la valeur du droit au bail dans la fixation de l’indemnité d’éviction

Les juges d’appel ont occulté le principe rappelé par la troisième chambre civile, selon lequel l’indemnité d’éviction, qui est une compensation financière du préjudice causé par le défaut de renouvellement, doit être fixée en tenant compte de la valeur du droit au bail des locaux dont le locataire est évincé, lequel est un élément du fonds de commerce. En effet, qu’il s’agisse de fixer une indemnité de perte du fonds ou de déplacement du fonds du locataire, la valeur du droit au bail doit être examinée. Cette valeur constitue, sauf exception, une indemnisation minimale à laquelle peut prétendre le locataire évincé. Il en est ainsi si la valeur du fonds de commerce est inférieure à la valeur du droit au bail (Civ. 3e, 11 juin 1992, n° 90-17.109, AJDI 1993. 514 ; RDI 1993. 436, obs. G. Brière de l’Isle et J. Derruppé ; RTD com. 1994. 249, obs. M. Pédamon ; 13 oct. 1993, n° 91-16.942, TD com. 1994. 249, obs. M. Pédamon ; Gaz. Pal. 1994. 1. 202, note J.-D. Barbier ; Loyers et copr. 1994. Comm. 74, obs. Ph.-H. Brault ; 16 déc. 1997, n° 96-16.779, RDI 1998. 698, obs. F. Collart-Dutilleul et J. Derruppé ; Administrer, avr. 1998. 39, obs. B. Boccara ; 26 sept. 2001, n° 00-12.620, Rev. loyers 2001. 506, note M.-D. Vaissié ; Loyers et copr. 2001, n° 292, obs. Ph.-H. Brault).

En retenant que « l’indemnité principale de transfert est nulle dès lors que la charge locative du local de transfert est inférieure à celle du local dont la locataire a été évincée », la cour d’appel n’a pas tenu compte du préjudice effectif né de l’éviction. Or, le droit au bail est un élément d’actif et en raison du congé avec refus de renouvellement, la locataire a perdu la possibilité de céder son droit au bail. Partant, le préjudice doit être évalué à la valeur du droit au bail des seuls locaux litigieux dont le locataire est évincé. De cette façon, l’indemnité d’éviction ne peut être inférieure à la valeur du droit au bail des locaux objet de l’éviction (Civ. 3e, 28 mars 2019, n° 18-11.739, AJDI 2020. 34 , obs. P. Haas ; Gaz. Pal. 16 juill. 2019, n° 357s7, p. 72, obs. Ch. E. Brault).

De la méthode d’évaluation du droit au bail

Il est vrai que le code de commerce ne définit ni le droit au bail, ni la méthode d’évaluation a adopté. Selon la jurisprudence, le droit au bail est « l’élément qui mesure l’intérêt pour un exploitant d’être situé à un emplacement donné pour exercer un commerce donné moyennant un loyer donné » (Pau, 8 oct. 2007, n° 3670/07 ; Paris, 5 juill. 2017, n ° 15/16820). L’évaluation du droit au bail relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond qui déterminent le montant de l’indemnité selon la méthode qui leur apparaît la mieux appropriée (Civ. 3e, 15 oct. 2008, n° 07-17.727, D. 2008. 2667, obs. Y. Rouquet ; Loyers et copr. 2008. Comm. 281, obs. P.-H. Brault ; Gaz. Pal. 2009, 2, jurispr. p. 3062, obs. J.-D. Barbier ; Rev. loyers déc. 2008. 542, obs. S. Chalanset-Moulié ; 25 nov. 2008, n° 07-21.729, AJDI/JURIS/2009/0094, obs. Y. RouquetAJDI/CHRON/2009/0050). La méthode dite du différentiel de loyers a la faveur des juridictions d’appel (M. Pedamon, préc. ; Paris, 13 sept. 2017, n° 15/01413 ; Chambéry, 14 mai 2019, n° 17/02384 ; Paris, 7 nov. 2018, n° 16/05417, Gaz. Pal. 19 mars 2019, p. 76, obs. O. Jacquin).

Cette méthode d’évaluation du droit au bail consiste à calculer la différence entre le montant du loyer tel qu’il aurait été si le bail avait été renouvelé et la valeur locative de marché des locaux, laquelle différence est capitalisée selon un coefficient dépendant de l’intérêt de l’emplacement par rapport à l’activité exercée par le locataire (M.-P. Dumont-Lefrand et H. Kenfack [dir.] et alii, Droit et pratique des baux commerciaux, 2021/2022, 6e éd., Dalloz Action, n° 551.45 s. ; Aix-en-Provence, 20 févr. 2003, n° 98/15507 ; Paris, 24 mai 2017, n° 15/16461 ; C. Boismain, L’évaluation de l’indemnité d’éviction par les juges du fond, AJDI 2012. 725 ). Autrement dit, la jurisprudence retient majoritairement en cas de transfert de fonds, que la valeur du droit au bail qui doit être recherchée est celle du local objet de l’éviction et non celle du local de transfert (Civ. 3e, 15 oct. 2008, préc.).

Il en est de même lorsque le locataire se réinstalle avant la fixation de l’indemnité, sans avoir à régler de droit d’entrée, ce que confirme la Cour régulatrice dans l’arrêt rapporté lorsqu’elle énonce que doit être pris en compte « la valeur du droit au bail portant sur le local dont le preneur a été évincé ». Le préjudice à indemniser ne réside pas dans le prix d’acquisition d’un nouveau titre locatif, mais – rappelons-le – dans la perte du droit au bail des locaux dont le preneur est évincé.

De rares décisions ont toutefois tenu compte du coût locatif des locaux de transfert (Paris, 5 mars 2014, n° 12/08046, Loyers et copr. 2014, n° 150, obs. E. Chavance ; 9 juin 2010, n° 07/15318, ibid. 2011, n° 87, obs. Ph. H. Brault). La Cour d’appel de Paris a considéré, dans un arrêt du 15 mai 2003, que la valeur locative à retenir est, non pas la valeur locative des locaux en cause, mais la valeur locative des locaux que la société locataire va devoir payer pour des locaux équivalents (Paris, 15 mai 2003, n° 2002/5860, Administrer 11/2003. 34, obs. B. Boccara et D. Lipman-Boccara). Cependant, une considération des locaux de transfert dans la fixation de l’indemnité d’éviction suppose que « nouveaux locaux » et « locaux objet de l’éviction » soient comparables en termes d’emplacement et de surface de vente, mais également au regard d’autres critères tels que la commercialité du nouveau secteur, l’achalandage, le montant du nouveau loyer, l’activité exercée notamment (O. Jacquin, préc.). Si les juges d’appel ont constaté en l’espèce que le nouveau local était d’une surface équivalente à l’ancien local, ils n’ont pas indiqué si le local de transfert, était en termes d’emplacement, comparable à l’ancien, ce dont il résulte que la qualification de « locaux équivalents » ne semble pas avoir été apportée par les juges.

Quoi qu’il en soit, il est permis d’énoncer que la prise en compte du coût locatif des locaux de transfert « ne permet pas d’indemniser le préjudice réellement subi du fait de l’éviction, et par conséquent la valeur du droit au bail des locaux évincés » (Civ. 3e, 28 mars 2019, n° 18-11.739, AJDI 2020. 34 , obs. P. Haas ; Gaz. Pal. 16 juill. 2019, n° 357s7, p. 72, obs. C. E. Brault ; TGI Paris, 4 févr. 2010, n° 08/09800).

Même si aucune méthode d’évaluation n’est imposée au juge, la valeur du droit au bail des locaux dont le locataire est évincé doit être prise en compte dans la fixation de l’indemnité d’éviction.

 

Par Sarah Andjechaïri-Tribillac

Source : Civ. 3e, 13 oct. 2021, FS-B, n° 20-19.340.

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